Il y a une crête dans le sud du Tchad—son nom m’échappe—mais elle est gravée profondément dans mon cœur. Au nord, il n’y avait que du sable à perte de vue. En revanche, en regardant vers le sud, je distinguais la savane et les premiers signes de verdure. La crête semblait marquer la frontière du désert du Sahara, en plein cœur du conflit au Darfour en 2007. Y accéder n’était pas chose facile. Médecins Sans Frontières avait installé des camps pour les réfugiés et les personnes déplacées à l’intérieur du pays, et nous étions occupés à chercher comment administrer des transfusions aux nombreux enfants malnutris atteints de paludisme hémolytique, au beau milieu du désert. Nous allions des patients aux parents, tentant d’expliquer le concept de transfusion dans un endroit aussi hostile. Un jour, après des heures de route, nous sommes montés jusqu’à la crête, en quête de repos. Et aussi d’un peu d’espoir.
Plus tard, en 2010, j’ai travaillé dans un autre endroit où la démarcation entre deux pays était tout aussi frappante. En hélicoptère, entre Saint-Domingue, en République dominicaine, et Port-au-Prince, en Haïti, j’ai observé un changement brutal dans le paysage : d’un côté, une végétation dense et verte, de l’autre, des terres arides et brunâtres. Lorsque j’ai demandé au pilote la raison de ce contraste, il m’a répondu que nous venions de traverser en Haïti. J’ai regardé en arrière et j’ai compris que je voyais la ligne de démarcation entre les deux pays—et le début brutal de la déforestation causée par l’homme. Une sensation de malaise m’a envahi; le paysage en dessous ressemblait à une terre ravagée, poussiéreuse, comme après une explosion nucléaire.
Les frontières sont souvent le théâtre de conflits et de rivalités, mais elles sont aussi des lieux d’échange et de progrès. Il y a quelque chose de tangible, et de porteur d’espoir, dans ces zones où les hommes se rencontrent. Ce sont des espaces liminaires, ni totalement définis par un côté ni par l’autre, mais par cet entre-deux. La médecine de famille, elle aussi, occupe cet espace intermédiaire, à mi-chemin entre la médecine et la société. Ancrée dans la communauté, elle est profondément influencée par les tendances sociales et médicales, et peut à son tour exercer une influence marquée sur les deux. C’est une responsabilité immense.
Pendant mon mandat en tant que directeur du Centre Besrour pour la médecine familiale mondiale au CMFC, on m’a souvent demandé : « Pourquoi un collège national devrait-il soutenir des initiatives à l’étranger plutôt que de se concentrer sur tous les problèmes qui existent chez nous? ». Ma réponse était toujours la même : « Nous pouvons et devons faire les deux. »
La médecine ne devrait pas fonctionner selon une logique de « tout ou rien ». Quand deux patients arrivent simultanément au service d’urgence, nous pouvons choisir d’en traiter un en priorité, mais sans jamais abandonner l’autre. Les deux patients pourraient être affectés par la même situation, nous offrant ainsi des pistes pour mieux comprendre et ajuster notre approche. Récemment, certaines cliniques du côté ontarien de ma région frontalière, à Ottawa, ont pris la décision difficile de retirer les patients québécois de leurs listes de patients inscrits. Cela signifie inévitablement que ces patients devront attendre longtemps avant de trouver un nouveau médecin de famille, mais je me rends compte que c’est également le cas pour de nombreux patients à Ottawa. Les ressources sont limitées, mais j’aime à croire que si une catastrophe majeure frappait soit l’Ontario, soit le Québec, ceux de l’autre côté se mobiliseraient, tout simplement parce que c’est la bonne chose à faire.
Les inégalités en matière de santé à l’échelle mondiale sont encore plus frappantes : 50 % de la population mondiale n’a toujours pas accès à des soins primaires adéquats1, plus de 1000 enfants de moins de 5 ans meurent chaque jour du paludisme2, et seulement un tiers des habitants des pays à faible revenu ont reçu ne serait-ce qu’une dose de vaccin contre la COVID-193. Peut-on vraiment croire que nous prospérerons en tant qu’espèce si une si grande partie de l’humanité est laissée pour compte?
Le contexte est primordial en santé mondiale et en médecine de famille. En examinant les différences entre les contextes, nous pouvons tirer des enseignements plus clairs4 et progresser grâce à une compréhension plus approfondie. Nous avons encore beaucoup à apprendre en matière d’efficacité et d’intégration pour améliorer le système de santé canadien. Je suis conscient que l’on ne peut pas combattre le cynisme par la morale. J’espère simplement que nous continuerons à accorder de l’importance à cette approche. Et si nous demeurons constructifs et tournés vers l’avenir, cela pourrait même nous redonner espoir.
J’aimerais bien me souvenir du nom de cette crête dans le sud du Tchad. Il va falloir que j’y retourne un jour pour le découvrir. J’imagine qu’elle est toujours là, majestueuse, permettant encore de voir le passé d’un côté et l’avenir de l’autre. Cette crête n’est qu’à quelques centaines de kilomètres de la vallée du Grand Rift, ce lieu que nous connaissons tous au fond de nous—une vallée creusée par le temps, vaste et profonde. C’est là que tout a commencé, notre origine à tous.
NotesDépêches était une série trimestrielle publiée sous la coordination du Dr David Ponka, directeur du Centre Besrour pour la médecine familiale mondiale du Collège des médecins de famille du Canada. Cet article est le dernier de la série.
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