La danse

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Je terminais les dossiers de la soirée. Il régnait dans ce petit hôpital de campagne cette tranquille ambiance qui s’installe quand vient le calme de la nuit.

Dehors, le vent hivernal balayait les prairies. Cependant, à l’intérieur, tout était serein.

Du fond du corridor me parvint le bruit du glissement d’une porte qui s’ouvre.

De la nuit enneigée ont émergé deux personnages. C’était Annette et sa mère, Marie. La fille marchait derrière, se traînant les pieds, comme on le fait quand on appréhende un combat. Elle portait des mukluks encombrantes, les lacets détachés et empesés de neige qui faisaient un cliquètement sourd sur le carrelage poli.

Le visage d’Annette était enflé et, de toute évidence, elle avait de la difficulté à respirer.

Avant même que j’aie pu les saluer convenablement, avant même que j’aie pu savoir ce qui se passait, Marie a parlé d’une voix presque hargneuse.

« Il n’est pas question qu’elle retourne en ville. Pas cette fois. »

Elle était déterminée, épaules devant, comme si elle menaçait de foncer.

« Les examens approchent et elle ne va pas les manquer encore une fois cette année. »

Cela dit, une autre ronde de négociations s’est amorcée. Devant nous, une enfant qui haletait, son mince thorax se gonflant et se dégonflant trop rapidement.

Cette danse, des pas compliqués, des torsions sinistres, sombres et désespérées, tout cela tandis que la mort errait dans la pièce.

J’ai essayé de me faire rassurant. « Voyons voir ce que nous pouvons faire. » Annette, les yeux las, fixait le mur. J’ai risqué une blague. « Tu ne veux pas rater les examens, Annette? »

Un sourire s’esquissa sur son visage. Il y avait, je crois, à travers la peur et l’exténuation, une certaine pitié, comme si elle me disait, vous essayez fort, n’est-ce pas?

* * *

Il y a un an, peu après mon arrivée dans cette communauté éloignée, j’ai reçu une demande de renouvellement d’ordonnances. C’était pour une fillette de 13 ans, mais ses médicaments n’avaient rien d’habituel : des noms comme sirolimus, Myfortic, métoprolol et ainsi de suite.

C’était le genre de profil pharmacologique qu’on trouve dans les hôpitaux anonymes des mieux urbains. Pas celui attendu dans une quelconque cabane sentinelle érigée dans cet espace liminal où les plaines rencontrent les épinettes qui s’étendent sans fin vers le nord.

J’ai consulté ses anciens dossiers. Une véritable encyclopédie. Des milliers de pages qui semblaient sans fin.

Les dossiers se lisaient comme le rêve d’un médecin universitaire, du type où la vraie personne est absente.

Maladie virale peu après la naissance exigeant une transplantation cardiaque à l’âge de 3 mois; insuffisance rénale secondaire à une médication antirejet néphrotoxique nécessitant la dialyse puis une greffe de rein. Lésions pulmonaires chroniques à la suite d’innombrables infections. Et ainsi de suite.

J’ai appelé Marie et lui ai demandé d’amener Annette pour que nous puissions nous rencontrer et discuter de son état de santé complexe.

« Ne vous inquiétez pas, vous la rencontrerez bien assez vite et vous finirez par très bien la connaître », fut sa simple réponse. « Écoutez, elle vous voit déjà bien assez, vous, les médecins. Elle n’a pas besoin de vous voir quand elle se sent bien. »

Ce fut tout.

Cependant, il a dû se produire un changement d’idée, parce que, quelques semaines plus tard, Annette et Marie sont apparues. Marie portait une peau de daim ornée de glands et Annette, une veste à capuchon Harley Davidson.

Notre première rencontre s’est assez bien passée. Annette m’a ignoré et Marie était désinvolte. Quelques minutes plus tard, avant même un examen physique, Marie s’est levée.

« Elle a des cours. Il faut que nous partions. »

« Juste quelques minutes de plus », ai-je quémandé.

Marie m’a regardé droit dans les yeux.

« Écoutez, vous autres, vous l’envoyez à l’hôpital pour enfants aussitôt qu’elle a le nez qui coule. C’est toujours pareil. » Elle s’apprêtait à partir.

J’ai tenté un dernier Ave Marie. « Peut-être que nous pourrions éviter cela si nous apprenions à nous connaître. »

Elle se retourna. « Vous venez juste de faire notre connaissance. »

* * *

Depuis cette première rencontre, j’en suis venu à connaître la réalité de l’existence d’Annette. L’épée de Damoclès était toujours suspendue au-dessus de sa tête, retenue par un fil et se balançant doucement dans la brise nordique.

J’ai dû lui faire subir des interventions que je ne voudrais jamais avoir à endurer. Durant un épisode de méningite, j’ai dû effectuer une ponction lombaire. « Vous allez me rentrer une aiguille dans le dos? » a-t-elle demandé avec incrédulité. Plus tard cette nuit-là, alors que nous étions en train de la perdre, j’ai installé une grosse ligne intraveineuse dans la jugulaire de son cou.

Ce fut une nuit de souffrance, l’une de nombreuses dans sa courte vie.

À un moment donné, Marie est venue me voir à l’infirmerie. Elle m’a regardé et voilà ce qu’elle m’a dit : « Vous avez compris, alors, à vous de jouer. »

* * *

Avec le temps, Annette a commencé lentement à s’ouvrir à moi.

Et, en quelque sorte, au travers de cette vieille série de négociations, cette danse s’est poursuivie jusqu’à ce que, à un niveau si profond et rempli d’angoisse, j’aie appris ses mouvements et, je crois, elle en soit venue à connaître les miens.

Sur le plan médical, nous avions atteint une sorte de détente. Je faisais des compromis avec Marie—en prenant des risques que certains collègues trouvaient beaucoup trop élevés—et en échange, si je disais qu’il fallait aller en ville, Marie rouspétait, mais finissait par consentir.

Il serait injuste de confondre la férocité de Marie avec de l’agression. L’agression implique de l’hostilité. La férocité de Marie était de la détermination—par tous les moyens nécessaires—de défendre son enfant. Un amour si puissant, son essence primordiale presque déroutante.

Et cette nuit, Annette se débattait une fois de plus pour respirer. Ses reins défaillaient-ils? Peut-être encore une pneumonie? Ou encore le spectre d’une éminente insuffisance cardiaque? (« Un de ces jours…, m’a dit son cardiologue, ce cœur greffé ne durera pas infiniment. »

Tout ce temps, la mère et la fille étaient résolues. Elles s’enorgueillissaient de leur résilience, mais, cette nuit, on pouvait lire leurs visages comme un livre ouvert. C’était la lassitude, je soupçonne, qui avait érodé le mur protecteur.

Et le combat incessant contre l’imminence. La mort nous rejoint tous un jour ou l’autre, mais la mortalité de cette enfant était une présence palpable et permanente.

J’ai entrepris d’installer une ligne intraveineuse. Ses veines étaient incroyablement meurtries après des centaines de tentatives et elles semblaient se cacher pour réapparaître au hasard. Lorsqu’Annette était à la fois déshydratée et surchargée, la tâche était encore plus ardue.

Alors que je cherchais sur son corps une cible propice, en silence, elle a pointé vers une veine prometteuse. Comme je préparais ma tentative, sans que je le lui demande, elle a changé la position de son bras, me présentant le meilleur angle.

Brièvement, je me suis demandé si j’allais pleurer.

* * *

Des heures plus tard, j’ai jeté un coup d’œil à la fenêtre de leur chambre, où mère et fille dormaient dans le même lit, appuyées l’une contre l’autre. Annette s’installait dans le lit d’hôpital aussi naturellement que s’il s’agissait de son propre lit. Elle a probablement passé près de la moitié de sa vie dans de tels lits.

La bravade de la médecine distille parfois la complexité de la vie et de la mort dans le binôme insensible de la victoire et de la défaite, mais je ne pouvais pas voir la situation ainsi. La notion même de victoire offense l’harmonie que nous recherchons tous.

La tension, ce combat entre la biomédecine froide et calculée et cette incroyable envie d’être humain—pour Annette et Marie et, pour moi aussi, je crois—est entrée en tourbillonnant et puis s’en est allée, emportée en dansant à travers les plaines nordiques gelées.

Ces espaces-temps nous rappellent que, comme les Vedas l’enseignent, la vie—l’Âtman—n’est elle-même que le plus court des passages avant la réunification avec l’âme du monde.

Ces douces libérations sont une bénédiction singulièrement essentielle tout au long du chemin, lorsque nous sentons notre souffle expirer, nous rappelant que nous sommes vivants, ne serait-ce qu’en ce moment.

Pour Annette et Marie, apparemment, cela est suffisant.

Le récit du Dr Lodge a remporté le Prix Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale de 2023, remis par la Fondation pour l’avancement de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Ce prix est nommé en mémoire de la Dre Mimi Divinsky pour son rôle de pionnière en médecine narrative au Canada. Il reconnaît le meilleur récit narratif d’expériences en médecine de famille parmi ceux présentés.

The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the April 2024 issue on page 269.

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