Pantoufles usees [Sciences humaines]

Il est décédé à 31 ans — beaucoup trop jeune — de complications associées à une maladie chronique pouvant être gérée dans la plupart des cas.

À 18 ans, il a commencé à travailler en restauration rapide. Son autonomie nouvellement acquise le rendait fier. À cette époque, nous avons discuté de la réduction des préjudices. Il avait un diabète de type 2 qu’il traitait au moyen d’une pompe à insuline. Dans sa famille, il y avait beaucoup de problèmes liés aux complications du diabète. Est-ce qu’il pouvait fumer moins ou arrêter complètement? Manger des aliments qui ne faisaient pas augmenter sa glycémie? Ou même faire une promenade quotidienne? Il est venu régulièrement me consulter et a fait quelques progrès.

À 25 ans, il a perdu la couverture d’assurance de sa pompe à insuline. Il avait du mal à joindre les deux bouts. Comme beaucoup de jeunes de Terre-Neuve-et-Labrador, il est parti pour tenter de trouver ailleurs un emploi mieux payé. Je ne l’ai pas revu pendant plusieurs années.

Lorsqu’il est réapparu dans ma salle d’attente, il avait 29 ans. « Bonjour, Dre P., je suis de retour et je vais rester un petit bout dans le coin. » Je ne l’ai pas reconnu tout de suite, mais sa voix m’était familière. Il était cachectique — il avait perdu la moitié de son poids — et avait l’air hagard. Il présentait une constellation de symptômes et de signes non spécifiques. J’ai compris qu’il était malade. Il était là pour que je l’aide à se débarrasser des douleurs dorsales qui l’empêchaient de travailler.

Je me suis dit qu’il avait probablement une maladie grave, comme le cancer. On avait peut-être affaire à un myélome multiple. Avait-il des fractures vertébrales dues à des métastases? Je l’ai envoyé passer des examens. Les radiographies lombaires et thoraciques, de même que la scintigraphie osseuse, n’ont révélé qu’une ancienne fracture aux côtes. Il n’avait ni métastase, ni lésion ostéolytique, ni fracture de compression. Il avait un taux d’albumine normal, et l’hémogramme et l’électrophorèse des protéines sériques n’ont décelé aucune irrégularité. Seule exception: son taux d’hémoglobine A1c était supérieur à 15. Ses symptômes avaient-ils une cause obscure? En médecine interne, on a estimé que le manque d’insuline avait entraîné une perte de poids et une sarcopénie, ce qui avait contribué au mal de dos. Ça m’a surpris. En 20 ans de pratique, je n’avais jamais vu de cas où la mauvaise gestion du diabète avait pu engendrer des conséquences aussi dramatiques. Il a ensuite admis avoir arrêté la prise de tous ses médicaments antidiabétiques. Il n’avait pas d’assurance médicaments au travail et, en raison du coût élevé de la vie, il n’était plus en mesure de se permettre cette dépense.

Nous avons discuté d’une éventuelle reprise de la médication. Il était réticent, même s’il comprenait les séquelles à long terme d’un diabète non traité — de nombreux membres de sa famille souffraient de complications découlant de cette maladie. « J’ai juste besoin de quelque chose pour mon dos ». Nous avons trouvé un compromis, et il a repris progressivement de la metformine, puis un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (IECA) et des statines. Il est ainsi arrivé à plus d’une dizaine de médicaments. Il a pris toutes les ordonnances, mais n’a pas récupéré tous les médicaments à la pharmacie, seulement quelques-uns. Je l’ai aidé à faire une demande d’assurance médicaments pour les personnes à faible revenu, mais les délais étaient longs. Il a également dû attendre six mois pour avoir accès à de la physiothérapie en milieu hospitalier. Notre but, c’était qu’il puisse recommencer à travailler, peut-être comme caissier ou dans la restauration rapide. Mais, chaque fois qu’il venait à la clinique, cet objectif semblait s’éloigner, parce qu’il souffrait toujours de douleurs dorsales, perdait toujours du poids et se sentait toujours affaibli. Finalement, comme il lui était devenu impossible de reprendre le travail, nous avons fait une demande de soutien au revenu pour lui.

Comme il était heureux d’avoir perdu du poids, il n’a pas voulu commencer à prendre de l’insuline, malgré un taux d’hémoglobine A1C au-dessus de 10. Rapidement, il a eu une lésion rénale aiguë. Son rapport albumine:créatinine urinaire a atteint 1200. S’est ensuivie une néphropathie diabétique, ce qui a ouvert la voie à une hypoalbuminémie et une anasarque massive. Et il n’avait que 30 ans.

À mesure que sa santé s’est dégradée, sa situation sociale — déjà précaire — s’est détériorée. Le gouvernement l’a aidé à obtenir un logement abordable, mais il était loin de ses amis et de ma clinique. De mon côté, je l’ai aidé à trouver un moyen de transport accessible. Il est devenu admissible à l’assurance médicaments provinciale, mais avait du mal à payer certains produits qui n’étaient pas couverts, comme les bandelettes de mesure de la glycémie. Il a aussi reçu de l’aide d’une banque alimentaire locale.

Puis, il s’est cogné l’orteil. Une petite blessure. « Pas de quoi s’inquiéter, Dre P. » Peu à peu, cette blessure s’est aggravée jusqu’à devenir un ulcère du pied diabétique, qui s’est ensuite transformé en ostéomyélite du gros orteil. Tout ça a pris des proportions alarmantes. Il a dû prendre des antibiotiques par voie intraveineuse sur une longue période. Mais, comme son propriétaire, l’orteil était têtu. Le traitement n’a pas fonctionné. Nous avons envisagé une amputation. L’état de ce jeune homme — que j’avais connu pendant toute sa vie d’adulte — s’est rapidement aggravé.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire des visites à domicile avec de futurs médecins de famille (en résidence et aux études). Nous sommes allés le voir. Son nouvel appartement était propre et sécuritaire. Nous l’avons encouragé à aller marcher tous les jours, pour aller chercher son courrier, prendre l’air et faire de l’exercice. Comme il vivait dans la capitale, il pouvait prendre les transports en commun pour se rendre à ses nombreux rendez-vous avec des spécialistes et à ses examens réguliers.

L’ostéomyélite a empiré. Parce qu’il avait de la difficulté à se rendre à l’épicerie, il achetait de la nourriture en conserve au dépanneur du coin. L’hiver était à nos portes, avec son cortège de grésil, de pluie verglaçante et de vents violents de l’Atlantique. Mentalement, il était aussi en mauvaise santé en raison de l’isolement, de la solitude et de l’apathie.

La dernière fois que je lui ai rendu visite, il ne pouvait plus mettre de chaussures, une conséquence de l’anasarque. Quelqu’un lui avait d’ailleurs donné une vieille paire de pantoufles usées. L’ulcère a coulé dans l’une des pantoufles, la constellant de taches. Il m’a dit que, la plupart du temps, il ne se déplaçait que quand c’était nécessaire, pour se faire une tasse de thé ou aller aux toilettes. Quand est venu le moment de me raccompagner à la porte, il m’a suivi en faisant glisser ses pantoufles en lambeaux sur le tapis.

Finalement, il a accepté de revenir à l’hôpital pour subir une amputation. Toutefois, son état de santé s’était déjà trop dégradé. Ses reins ne fonctionnaient plus. Ses électrolytes étaient instables. Un œdème enveloppait ses poumons. Puis il a eu une septicémie et a dû prendre de multiples antibiotiques. Il a peut-être eu un petit caillot dans les poumons, une hyperkaliémie ou une insuffisance cardiaque. Quoi qu’il en soit, on l’a transféré à l’unité de soins intensifs, où il est décédé.

Trente-et-un ans, c’est vraiment trop jeune pour mourir du diabète.

Comment notre système de santé aurait-il pu mieux l’aider? Si seulement il avait eu des chaussures, une saine alimentation et des médicaments abordables. Et si sa famille avait été plus proche? Une intervention pivot aurait-elle pu mieux le guider? Et s’il avait pu conserver sa pompe à insuline après ses 25 ans? Est-ce que ça l’aurait aidé de suivre un programme structuré de sevrage tabagique et d’exercice physique? Ou d’être suivi par un ou une psychologue pour l’aider à gérer le traumatisme provoqué par les multiples amputations subies par ses parents? Et si un service de travail social l’avait aidé à mieux administrer ses finances?

Aujourd’hui, j’honore sa mémoire en racontant son histoire aux cohortes étudiantes en médecine qui traitent avec moi des personnes marginalisées, comme lui. Il est de plus en plus difficile de suivre une patientèle qui se trouve dans une situation complexe, qui a des ressources limitées et dont les déterminants sociaux de la santé se détériorent. Son équipe soignante a fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’aider, mais n’a pas pu traiter la cause première de ses problèmes de santé: la pauvreté. La société peut lui attribuer une part de responsabilité. Il aurait pu, en effet, s’alimenter plus sainement, faire des exercices à la maison pour renforcer son dos et suivre une thérapie pour arrêter de fumer.

Il existe un préjugé latent selon lequel les personnes vivant dans la pauvreté n’ont qu’à travailler plus dur pour améliorer leur sort. Mais, que se passerait-il si on partageait davantage les responsabilités au sein de la société? Et s’il y avait des épiceries plus petites, accessibles à pied, proposant des aliments moins chers et plus sains? Et si les municipalités accordaient davantage la priorité à l’exercice, à la nutrition et au fait de cultiver un sentiment de communauté? En tant que médecins, nous devons tenir compte de nos propres préjugés à l’égard de la pauvreté. Nous avons le privilège d’aider notre patientèle défavorisée quand elle est le plus vulnérable. Une alimentation saine, des vêtements adéquats et un logement sécuritaire sont des besoins fondamentaux pour l’ensemble des Canadiennes et des Canadiens, au même titre que l’accès aux soins médicaux. Si nous parlons d’une seule voix, nous pourrons mieux nous faire entendre. Personne, dans notre pays, ne devrait mourir des suites d’une maladie chronique pouvant être traitée alors que sa vie ne fait que commencer.

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