Polyglobulie essentielle et hypertension portale non cirrhotique diagnostiquees en cours de grossesse [Pratique]

Points clés

Une polyglobulie persistante, même si elle est légère, justifie une exploration plus approfondie des causes secondaires et, en l’absence de celles-ci, une consultation en hématologie et un dépistage des mutations du gène JAK2 associées à la polyglobulie essentielle.

Les plages de référence spécifiques à la grossesse pour le taux d’hémoglobine et d’hématocrite sont plus basses que la normale en raison d’une hémodilution physiologique.

Le traitement spécifique de la polyglobulie essentielle durant la grossesse permet de prévenir des complications fœtales et maternelles.

La thrombose est une complication fréquente de la polyglobulie essentielle; le traitement en cours de grossesse est personnalisé selon l’acuité de la thrombose et les risques thrombotiques et hémorragiques de la personne.

Une femme de 35 ans (2 gestations nullipares, 1 fausse couche) a consulté à notre clinique d’obstétrique à 30 semaines et 1 jour d’une gestation par fécondation in vitro, pour une cirrhose hépatique et une splénomégalie sans ascite découvertes fortuitement lors d’une échographie abdominale motivée par une douleur pelvienne. La patiente était non fumeuse, elle avait des antécédents de syndrome des ovaires polykystiques et un diabète de grossesse maîtrisé par diétothérapie. Elle prenait de l’acide acétylsalicylique (AAS), du calcium, de la vitamine D et une vitamine prénatale. L’examen physique a révélé une rate palpable, un léger érythème palmaire et un œdème à godets symétrique aux membres inférieurs, sans signe d’insuffisance cardiaque. Nous avons demandé des analyses pour la cirrhose (tableau 1), incluant une reprise de l’échographie abdominale avec Doppler qui a révélé une possible occlusion de la veine porte et une lésion hépatique de 2,2 cm. Le diagnostic différentiel de cette lésion incluait cancer hépatocellulaire et adénome sensible aux œstrogènes. Une épreuve d’imagerie par résonance magnétique (IRM) abdominale demandée en surplus a montré une masse hépatique de 5,8 sur 7,0 cm (figure 1), une légère ascite, la non-visualisation de la veine porte principale évoquant une thrombose chronique, de nombreuses varices portosystémiques et une grave splénomégalie accompagnée d’une architecture hépatique normale. Il n’y avait aucun signe de fibrose hépatique. La radiologie s’est révélée incapable de caractériser davantage la masse, étant donné qu’aucun agent de contraste n’avait été utilisé. La discordance de taille de la lésion hépatique entre les 2 épreuves d’imagerie a été présumée attribuable à une variabilité intermodale, sans soulever d’inquiétude quant à une croissance rapide. Une équipe multidisciplinaire a été réunie pour explorer et prendre en charge chacun des phénomènes.

Tableau 1 :

Épreuves diagnostiques pour cirrhose et thrombose chronique de la veine portale chez une femme enceinte, âgée de 35 ans

Figure 1 :Figure 1 :Figure 1 :

Cliché d’imagerie par résonance magnétique de l’abdomen chez une femme enceinte, âgée de 35 ans, atteinte de polyglobulie essentielle et d’hypertension portale non cirrhotique montrant une masse ovale solide au lobe inférieur droit du foie (segment 6), une splénomégalie et de l’ascite.

Après discussion et revue des résultats aux épreuves demandées, particulièrement à l’IRM montrant une architecture hépatique normale, le diagnostic provisoire est passé de cirrhose à hypertension portale non cirrhotique avec comme étiologie une thrombose présumée de la veine portale. Nous avons demandé des analyses pour la thrombophilie qui incluaient un dépistage des cancers myéloprolifératifs (tableau 1) afin d’expliquer la présence d’un thrombus atypique chez une femme jeune. Étant donné que nous soupçonnions fortement des varices œsophagiennes, nous avons instauré un traitement par propranolol pour prévenir les saignements variqueux. Jugée non pertinente à court terme pour la prise en charge de la patiente, car elle ne présentait aucun symptôme de saignement gastro-intestinal actif, l’œsophagogastroduodénoscopie a été reportée. Nous avons commencé un traitement par héparine de bas poids moléculaire (HBPM) à dose prophylactique pour la thrombose de la veine porte. Nous avons choisi une posologie prophylactique plutôt que thérapeutique en raison de l’incertitude quant au moment de l’apparition de la thrombose de la veine porte et des varices, et des risques de problèmes d’hémostase lors de l’accouchement. Enfin, nous avons demandé une série d’épreuves d’imagerie pour suivre la lésion hépatique plutôt que d’opter immédiatement pour une biopsie (figure 2). Étant donné sa caractérisation incomplète lors de l’épreuve sans agent de contraste, le diagnostic différentiel était vaste et incluait des étiologies bénignes. En outre, comme la masse était demeurée stable à l’imagerie suivante, une biopsie non urgente a été recommandée. Une réunion multidisciplinaire s’est tenue avec la médecine maternelle et fœtale, la médecine obstétricale et l’anesthésiologie pour planifier un accouchement sécuritaire, compte tenu de l’anticoagulothérapie et des risques de saignements variqueux et de traumatisme potentiel à la lésion hépatique d’étiologie imprécise. L’accouchement par césarienne a été planifié pour la 37e semaine de gestation.

Figure 2 :Figure 2 :Figure 2 :

Sommaire et principales observations à l’imagerie abdominale. Remarque : IRM = imagerie par résonance magnétique.

À 34 semaines et 2 jours de gestation, la patiente a été admise pour une diminution des mouvements fœtaux; sa tension artérielle était élevée (130–150/80–95 mm Hg), de même que ses taux d’enzymes hépatiques et de créatinine (tableau 2), 2 signes de prééclampsie. Elle a subi une césarienne sans complications le lendemain et a ainsi donné naissance à un bébé de sexe féminin (Apgar 9,9). Le surlendemain de l’accouchement, la patiente a présenté une hémorragie post-partum tardive nécessitant l’insertion d’un ballonnet de Bakri, 1 dose de fibrinogène et 2 unités de culots globulaires pour une légère coagulation intravasculaire disséminée. Cinq jours après l’accouchement, le test de dépistage de la mutation JAK2 V617F s’est révélé positif, indiquant fortement une polyglobulie essentielle.

Tableau 2 :

Comparaison des épreuves diagnostiques avant et durant la grossesse avec plages de référence

À l’examen rétrospectif du dossier, nous avons noté une légère polyglobulie 2 ans auparavant. Une biopsie de moelle osseuse après l’accouchement a confirmé le diagnostic de polyglobulie essentielle. L’IRM du foie post-partum avec gadolinium a confirmé la présence d’une thrombose de la veine porte et d’une lésion stable dans le lobe hépatique droit associée par la suite à une hyperplasie nodulaire focale selon la biopsie tissulaire. La patiente a reçu son congé 7 jours après son accouchement avec une HBPM à dose thérapeutique compte tenu de la persistance du risque de thrombose associé à la polyglobulie essentielle durant la période postopératoire et post-partum. Elle continue d’être suivie en hématologie pour des traitements de phlébotomie et de cytoréduction.

Discussion

L’érythrocytose ou polyglobulie fait référence à une augmentation de la numération érythrocytaire excédant les valeurs de référence selon le sexe2. Les causes secondaires de la polyglobulie incluent l’hypoxémie (souvent due au tabagisme, à la maladie pulmonaire ou à l’apnée du sommeil), les tumeurs sécrétant de l’érythropoïétine (EPO) et certains agents exogènes, dont la testostérone ou l’EPO. La polyglobulie primaire due à une polyglobulie essentielle, un type de cancer myéloprolifératif, est rare, sa prévalence globale étant de 22 par 100 0002,3; elle est plus présente chez la population masculine et l’âge moyen du déclenchement est de 60 ans4. L’incidence chez les femmes de moins de 40 ans est de 0,3 par 100 0002,3. La polyglobulie essentielle est parfois asymptomatique ou peut s’accompagner de prurit, d’érythromélalgie, de céphalées, d’étourdissements ou de thromboses (y compris de la veine splanchnique). La polyglobulie doit être explorée, même si elle est légère, puisqu’elle peut être le seul indice de polyglobulie essentielle. Lorsqu’une cause secondaire ne peut être établie ou en présence de signes cliniques de polyglobulie essentielle, on recommande une consultation en hématologie pour dépistage d’une mutation V617F du gène JAK2 au niveau de l’exon 14 et, si ce dernier est négatif, au niveau de l’exon 122,5. Jusqu’à 95 %–97 % des patients atteints de polyglobulie essentielle ont un résultat positif au dépistage de la mutation V617F du gène JAK2 et 2 % encore hébergent une mutation affectant l’exon 126.

Identifier et traiter rapidement la polyglobulie essentielle en cours de grossesse permet de prévenir des complications fœtales et maternelles4. Comme l’illustre notre cas, la polyglobulie et la polyglobulie essentielle peuvent passer inaperçues si l’hémoglobine n’excède que légèrement la limite supérieure des valeurs de références. Étant donné que les taux d’hémoglobine et d’hématocrite chutent en raison de l’hémodilution physiologique propre à la grossesse, une interprétation juste repose sur la connaissance des valeurs spécifiques à chaque trimestre. Parmi les autres défis diagnostiques, mentionnons la non-spécificité des symptômes, la rareté de la maladie chez les femmes fertiles et la fluctuation des taux d’hémoglobine chez celles qui ont leurs règles, surtout si elles sont atteintes de ménorragies ou, comme chez notre patiente, présentent un saignement important lors d’une fausse couche (tableau 2, taux d’hémoglobine en juillet 2020). Le traitement de la polyglobulie essentielle durant la grossesse inclut l’AAS à faible dose, la phlébotomie pour abaisser l’hématocrite (la cible de l’hématocrite est moindre durant la grossesse) et un traitement de cytoréduction au besoin, habituellement par interféron, car les autres modalités sont contre-indiquées durant la grossesse5. Une petite étude sur des femmes atteintes de polyglobulie essentielle a montré des taux de naissances vivantes nettement améliorés chez celles qui recevaient un traitement pour la polyglobulie essentielle, y compris l’AAS ou l’interféron, comparativement à celles qui n’étaient pas traitées3. En plus d’un risque accru de thrombose, les femmes atteintes de polyglobulie essentielle sont plus sujettes aux fausses couches, aux troubles hypertensifs de la grossesse, à l’accouchement prématuré, au retard de croissance intra-utérin et à l’insuffisance ou aux saignements placentaires3,5,7.

Les événements thromboemboliques sont la principale complication de la polyglobulie essentielle avec une incidence déclarée de 1,7 % de thrombose veineuse par année-patient. Ces événements prennent la forme de thrombose veineuse profonde des extrémités, d’embolie pulmonaire ou d’embolies affectant des sites atypiques comme les veines splanchniques ou cérébrales8. La grossesse expose la personne à un risque plus élevé de thrombose et ce risque s’aggrave chez celles atteintes concomitamment d’un trouble myéloprolifératif comme la polyglobulie essentielle4. Les manifestations cliniques des thromboses de la veine porte sont non spécifiques et incluent douleurs abdominales, nausées, vomissements et inappétence, ce qui rend le diagnostic plus complexe. La présence de facteurs de risque de thrombose de la veine porte inclut diagnostic avéré de cirrhose, cancer, infection intra-abdominale, thrombophilie héréditaire, cancer myéloprolifératif, syndrome des anticorps antiphospholipides, maladie inflammatoire de l’intestin et maladie auto-immune9,10. Le diagnostic de thrombose de la veine porte repose souvent sur plusieurs modalités d’imagerie comme l’échographie Doppler, la tomodensitométrie (TDM) ou l’IRM. Toutefois, l’exposition du fœtus à des radiations en lien avec la TDM abdominale soulève des inquiétudes et l’IRM avec gadolinium est contre-indiquée durant la grossesse. On recommande l’anticoagulation pour la prise en charge de la thrombose de la veine porte aiguë symptomatique en l’absence d’hémorragie active. Dans les cas de thrombose de la veine porte chronique, le choix d’administrer une anticoagulothérapie se fait au cas par cas selon le rapport des risques thrombotiques et hémorragiques estimés11. Les HBPM et l’héparine non fractionnée sont sécuritaires durant la grossesse, même si l’HPBM est à privilégier en raison du moins grand nombre d’injections quotidiennes nécessaires et d’un risque moindre d’ostéoporose et de thrombocytopénie induite par l’héparine. Lorsqu’on administre une dose thérapeutique d’HBPM avant l’accouchement, on peut programmer ce dernier en cessant l’anticoagulothérapie 24 heures auparavant. Pour ce qui est de la posologie prophylactique, l’accouchement n’a pas besoin d’être planifié et les personnes peuvent sans danger accoucher (incluant la pose d’un cathéter pour épidurale) 12 heures après la dernière dose12.

Notre patiente présentait, aux épreuves d’imagerie, des signes d’hypertension portale comme complication d’une thrombose de la veine porte accompagnée d’ascite, de splénomégalie et de varices. La complication majeure de l’hypertension portale durant la grossesse est l’hémorragie variqueuse qui affecte jusqu’à 25 % des personnes atteintes d’hypertension portale non cirrhotique selon une petite étude prospective regroupant 108 cas7. Le risque d’aggraver l’hypertension portale est exacerbé durant la grossesse en raison de l’augmentation physiologique du volume plasmatique. Chez les femmes que l’on sait atteintes d’hypertension portale, on peut envisager des endoscopies de contrôle avant la conception ou durant le deuxième trimestre de grossesse. Cela permet de planifier une prise en charge appropriée, y compris l’instauration de β bloquants comme le propranolol ou le nadolol et la ligature endoscopique des varices13. On gère les saignements variqueux actifs de la même façon qu’en l’absence de grossesse, par stabilisation hémodynamique, perfusion intraveineuse d’octréotide, et endoscopie.

Notre jeune patiente à son troisième trimestre, qui a consulté pour polyglobulie légère et hypertension portale inexpliquée a finalement reçu un diagnostic de polyglobulie essentielle. Ses analyses, son diagnostic, son traitement et l’accouchement d’un nouveau-né en bonne santé rappellent l’importance d’une collaboration multidisciplinaire efficace pour la prise en charge des cas complexes.

La section Études de cas présente de brefs rapports de cas à partir desquels des leçons claires et pratiques peuvent être tirées. Les rapports portant sur des cas typiques de problèmes importants, mais rares ou sur des cas atypiques importants de problèmes courants sont privilégiés. Chaque article commence par la présentation du cas (500 mots maximum), laquelle est suivie d’une discussion sur l’affection sous-jacente (1000 mots maximum). La soumission d’éléments visuels (p. ex., tableaux des diagnostics différentiels, des caractéristiques cliniques ou de la méthode diagnostique) est encouragée. Le consentement des patients doit impérativement être obtenu pour la publication de leur cas. Renseignements destinés aux auteurs : www.cmaj.ca

Footnotes

Intérêts concurrents : Aucun déclaré.

Cet article a été révisé par des pairs.

Les auteurs ont obtenu le consentement de la patiente.

Collaborateurs : Cairina Frank et Paloma O’Meara étaient les autrices principales et se sont chargées de l’acquisition des données et de l’ébauche du manuscrit. Noor Amily, Erin Kelly, Miriam Kimpton et Pierre Villeneuve ont substantiellement contribué à la conception du travail dans leur domaine respectif. Ils ont collaboré à l’interprétation des données et des observations cliniques, ainsi qu’à la rédaction du manuscrit en offrant leur opinion et un cadre pour chacun des thèmes, notamment obstétrique, gastroentérologie, thrombose et hématologie. Tous les auteurs ont révisé l’article; ils ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée, et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.

Traduction et révision : Équipe Francophonie de l’Association médicale canadienne

Il s’agit d’un article en libre accès distribué conformément aux modalités de la licence Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0), qui permet l’utilisation, la diffusion et la reproduction dans tout médium à la condition que la publication originale soit adéquatement citée, que l’utilisation se fasse à des fins non commerciales (c.-à-d., recherche ou éducation) et qu’aucune modification ni adaptation n’y soit apportée. Voir : https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

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