Un c{oelig}ur vide [Sciences humaines]

Au début des années 1990, mon père a été tué en pleine nuit lors d’un cambriolage de notre domicile en Alberta. J’avais huit ans. L’intrus a poignardé mon père si brutalement que le couteau s’est brisé sur un os de sa jambe. L’image de cette effusion de sang restera à jamais gravée dans ma mémoire; il ne s’agissait pas d’éclaboussures comme dans les films, mais de véritables flaques de sang qui baignaient mes pieds nus alors que j’observais mon père, l’homme le plus fort que je connaissais, perdre connaissance.

Je pense à mon père tous les jours. Plus rarement, je pense à son meurtrier. Il a été incarcéré pendant 25 ans pour meurtre au deuxième degré. J’ai pensé à lui en entendant parler de ses audiences de libération conditionnelle et au moment de sa libération. Puis, l’année dernière, nous avons appris sa mort. Après avoir vécu en prison pendant presque toute sa jeunesse, l’homme qui a tué mon père n’a connu que quelques années de liberté avant de mourir.

Je savais que je pleurerais mon père pour le restant de mes jours, mais je n’aurais jamais imaginé être affectée par le décès de son meurtrier. Je n’ai pas versé de larmes sur sa personne, mais plutôt sur l’occasion manquée de tirer quoi que ce soit de bon de la tragédie qu’il a causée. Il ne pourra jamais trouver sa place ou se repentir. Même si rien n’aurait pu ramener mon père à la vie, je regrettais que le criminel n’ait jamais eu la chance de renouer avec son humanité. Je ne connaissais presque rien de lui — ni ses goûts ni ses aptitudes — et, contrairement à ce que supposaient la plupart des gens, je n’étais pas en colère contre lui… Cette émotion est futile dans le chemin du deuil. Mais je me sentais triste.

La nuit où nous avons appris le décès du meurtrier de mon père, ma tristesse m’a rapidement poussée à y chercher un sens. En parcourant des articles de presse et des photos datant de cette époque, je suis tombée sur une copie du dossier médical de mon père la nuit de sa mort. « Patient amené d’urgence en salle d’opération… blessure par arme blanche du côté droit du torse… Hémorragie massive de la partie supérieure du poumon droit… placé sur la table d’opération pour réanimation à thorax ouvert. Une grande incision a immédiatement été pratiquée dans le péricarde… nous découvrons un cœur vide, en légère fibrillation ». Au milieu de tout ce jargon médical, j’ai été frappée par ce terme simple : « un cœur vide ».

J’ai passé quelques heures à lire et relire le rapport, avant de sécher les larmes qui avaient imprégné le papier. Dans mon quotidien d’épidémiologiste et de scientifique de données, j’utilise les chiffres pour dégager un sens d’ensembles complexes; en tant que survivante d’un traumatisme, je pense que les chiffres m’apportent aussi de la résilience et nourrissent mon cœur. Je dois mon amour pour les chiffres à mon professeur de calcul en 12e année, qui m’a fait découvrir les intégrales, la trigonométrie et les dérivées. J’ai ainsi obtenu des clés pour trouver les réponses, ce qui m’a aidée à retrouver le sentiment de sécurité qui m’avait été arraché dans mon enfance. J’ai ensuite mis à profit ma passion pour les mathématiques et le calcul différentiel et intégral en obtenant un diplôme en statistiques et en biologie, qui m’a menée à l’épidémiologie appliquée et à une chaire de professeure à l’Université de la Colombie-Britannique, où j’applique ces deux disciplines à l’étude des maladies neurologiques. Au grand dam de mes enfants, je n’ai jamais cessé d’exprimer mon amour par les chiffres (j’ai toujours des carteséclairs de multiplication dans mon sac à main).

En toute logique, je me suis tournée vers les chiffres pour traverser le deuil complexe du meurtrier de mon père. Après avoir lu l’autopsie de mon père, j’ai décidé d’explorer un domaine de recherche inédit : l’épidémiologie des plaies mortelles par arme blanche. J’examinerais les tendances dans le temps, la répartition géographique et les facteurs ayant une incidence sur les issues. J’analyserais les transferts des personnes victimes de ces blessures, des soins préhospitaliers aux services d’urgence et à la salle d’opération, en retraçant le parcours exact de mon père. En collaboration avec des prestataires de soins, je concevrais des interventions. Mon histoire d’agression mortelle à l’arme blanche pourrait permettre à une étude aidant des personnes ayant aussi perdu un proche de cette façon de voir le jour.

Demain, je rédigerai une question de recherche à partir de l’autopsie de mon père. Je traduirai son diagnostic et ses interventions en codes de la Classification internationale des maladies. J’analyserai la littérature existante sur le sujet. Je demanderai une subvention. Grâce à mon talent pour les chiffres, je donnerai un sens à la mort de mon père. Tout cela ne le ramènera pas, mais peut-être que mon deui l pourra ainsi célébrer son humanité — et même celle de l’homme qui l’a tué.

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