Ce que les notes ne disent pas [Sciences humaines]

Vingt-et-une heures. À l’hôpital, tout est calme. Les conversations qui résonnaient d’un bout à l’autre des corridors durant la journée se sont éteintes, remplacées par le ronron du lave-vaisselle de la cuisine, au premier étage. J’arpente le long corridor, empreinte d’un calme que seule la solitude nocturne peut apporter. On m’a envoyée aux urgences évaluer une patiente qui se plaint d’une douleur au quadrant supérieur droit.

Marie est une femme d’âge moyen, la quarantaine avancée, jusqu’à maintenant en santé. Je lui explique que l’échographie a révélé des calculs biliaires obstruant son canal cystique. Elle aura besoin d’une opération.

« Je ne comprends pas, j’ai toujours été en santé. C’est la première fois que j’ai besoin de quelque chose d’aussi sérieux qu’une opération », s’inquiète-t-elle en se tournant vers sa sœur.

Ma résidente et moi expliquons les risques et les avantages d’une cholécystectomie par laparoscopie, précisant qu’il s’agit d’une intervention courante. S’il n’y a pas de complications, son séjour à l’hôpital sera court.

« Est-ce que je serai en santé après cette opération? » Elle me regarde, les yeux agrandis par la peur. Son regard me rappelle un autre visage, aux lunettes à la monture épaisse et aux rides élégantes, au grand sourire et aux lobes étirés.

***

Il allait parfaitement bien, puis tout a basculé. Cela a commencé soudainement, avec un épisode de douleur au quadrant supérieur droit. Le diagnostic était évident: colique hépatique, une affection qui se traite facilement par une intervention chirurgicale. Pourtant, la cholécystectomie de mon grand-père a marqué le début de son déclin d’une solide santé à la maladie. Ce qui s’est passé tout de suite après l’opération reste nébuleux, perdu dans un nuage de souvenirs et d’impressions, de faits et d’interprétations.

« Il y a eu une sorte d’infection après, tente de se souvenir ma grand-mère lorsque je lui demande ce qui s’est passé dans les mois suivant l’intervention, mais personne ne pouvait me dire ce que c’était. » Je me souviens de cela, du moins en partie. J’avais entendu des bribes des appels que mon père faisait tous les soirs en Inde.

« Le gastroentérologue ne sait pas trop ce qui se passe, et l’infectiologue non plus. Ils nous disent d’aller voir un autre médecin », disait ma tante à mon père au téléphone.

On m’avait parlé des heures que mon grand-père passait à la toilette, des fièvres à répétition, des promenades de plus en plus courtes à l’extérieur, des alitements de plus en plus longs. Pourtant, au téléphone, il était toujours aussi enjoué, son bonheur d’entendre ma voix trahissant seulement une touche d’effort.

C’est une douleur particulière, que de voir un être aimé s’éteindre à petit feu. Des années plus tard, j’essaie de m’accrocher à des souvenirs de mon grand-père qui s’estompent peu à peu. Nos promenades matinales au parc Nageswara Rao, où nous suivions le parcours à vélo du laitier dans la ville. Les après-midis passés au parc Algonquin, à ramasser des feuilles d’automne que nous préservions avec soin dans un album. Les soirées passées côte à côte sur un banc de piano, lui hochant la tête pendant que je me trompais dans mes accords. Maintenant que j’achève mon année de stage en chirurgie générale, je me pose surtout des questions sur ses deux dernières années de vie. Que s’est-il vraiment passé durant ses visites répétées à l’hôpital?

« Pourquoi personne ne semble-t-il rien savoir? », ai-je demandé à ma mère, avec un peu de frustration, après une longue journée à l’hôpital.

« C’est comme si tout était arrivé d’un coup, et nous n’arrivions simplement pas à comprendre. Il y avait tellement de spécialistes, et ils disaient tous quelque chose de différent. »

Elle voyait que j’étais un peu désespérée. « Je suis désolée… j’aimerais pouvoir t’en dire plus. »

Je pouvais entendre la sympathie dans sa voix.

Les réponses sont à des milliers de kilomètres, à Chennai, en Inde. Il y a probablement des notes d’évolution dans son dossier d’hospitalisation, possiblement rédigées par une étudiante en médecine, comme moi. Il s’agit peut-être de notes succinctes rédigées dans un dossier médical électronique, ou griffonnées à la hâte dans un dossier papier qui prend maintenant la poussière dans un placard.

Raman Santhanam, 74 ans, homme hospitalisé pour cholécystectomie, 5e jour postopératoire

A évacué des gaz

Bonne mobilisation

Tolère l’apport oral

Physio à voir

Divya Santhanam, EM3

Quand je pense à mon grand-père, les détails de son existence réduits à quelques notes rédigées d’un ton clinique, sans émotion ni attention, une partie de moi se sent mal à l’aise, voire carrément blessée. Où est l’homme aux mains agiles qui nous fabriquait des arcs et des flèches de fortune, et qui emballait avec soin les tendres khandvis qui faisaient nos délices comme collation d’après-midi? Ont-ils remarqué son rire un peu rauque? La richesse de sa voix de baryton, qui remplissait la pièce?

Après une année de stages, les notes d’évolution des patients sont comme une seconde nature. Je m’imagine en train de dicter des notes un peu machinalement sur mon téléphone, tentant de décrire les antécédents du patient aussi rapidement que j’en suis capable. Avec tous les automatismes que j’ai acquis au quotidien, j’ai oublié le rapport d’intimité qui s’établit avec nos patients et leur histoire. C’est tout un privilège d’avoir les mots pour leur parler, des mots auxquels leurs proches n’ont pas accès.

Près d’une décennie après le décès de mon grand-père, je ne sais toujours pas exactement ce qui s’est passé durant les deux dernières années de sa vie. Même avec tout ce que j’apprendrai durant ma formation en médecine, je ne le saurai possiblement jamais. Peut-être que cela n’a aucune importance.

Peut-être qu’il aurait préféré qu’il en soit ainsi.

***

Il est maintenant 23 h, et je suis de retour au chevet de Marie, au service des urgences, pour l’informer que nous allons la transporter à l’étage de chirurgie générale. Des cris retentissent dans la chambre à côté de nous. Elle n’est pas habituée à la cacophonie du département, et me regarde en jouant nerveusement avec son bracelet.

« Serez-vous là après mon opération? », demande-t-elle en prenant ma main.

« Je suis vraiment désolée, mais ma période de garde sera terminée demain après-midi. Je peux vous promettre que vous aurez une excellente équipe pour prendre soin de vous. »

Une partie de moi regrette de n’être pas restée.

Il est 2 heures du matin quand je quitte la salle d’opération. Je me dirige vers la salle de repos du personnel sur appel, au dixième étage. J’aurai peut-être le temps de dormir quelques heures, mais il me reste une dernière tâche: rédiger la note d’hospitalisation de Marie. La lumière artificielle qui émane de l’écran d’ordinateur transperce l’obscurité. J’ouvre le modèle de note; pendant un moment, je contemple l’écran vide.

Comment pouvons-nous respecter nos patients, leur humanité et la nôtre, lorsque le système de santé est de plus en plus surchargé? On pourrait peut-être commencer par repenser la plus ordinaire des tâches: la rédaction de la note.

Je commence à écrire.

Remerciements

J’aimerais remercier Dylan Jack, Maheen Syed et le Dr Arjun Sharma pour leurs commentaires durant le processus de rédaction. Merci également à Bhavani Khemka pour son soutien.

Footnotes

Cet article a été révisé par des pairs.

Remarque: « Marie » représente un amalgame de patients vus par l’auteure durant son stage de chirurgie générale.

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