> [Sciences humaines]

J’étais un médecin résident de première année dans un hôpital du centre-ville de Toronto quand on m’a joint par téléavertisseur. Au bout du fil, l’urgentologue avait un ton qui ne laisse présager rien de bon : « J’ai un cas intéressant pour toi. C’est un homme de 87 ans qui a une hernie incarcérée. J’ai réussi à la réduire, mais il a continué d’avoir de la douleur, donc on lui a fait passer un “scan” qui a montré un volvulus du sigmoïde. Je lui ai dit qu’il lui fallait une opération, mais il la refuse. Accepterais-tu de lui parler? »

Le volvulus du sigmoïde est une urgence chirurgicale : le côlon se trouve en torsion autour de l’axe qui assure son approvisionnement sanguin et crée une boucle d’étranglement. Sans intervention, il peut mener à une perforation et à la mort. Le temps presse, « Time is bowel », comme on dit. Je me suis précipité au chevet du patient.

Par l’embrasure de la porte, j’ai aperçu un homme noir, à l’apparence vulnérable, mais digne, accompagné d’un homme qui semblait avoir à peu près mon âge. Avant que j’entre, un collègue de l’urgence m’a fait signe. « C’est toi le résident en chirurgie générale? Prépare-toi, c’est un patient difficile ». Il a ajouté que l’homme avait refusé qu’on lui installe un cathéter intraveineux, qu’il était venu pour qu’on réduise sa hernie, qu’on soulage sa douleur et qu’on le renvoie chez lui.

J’ai hoché la tête et je suis entré dans le cubicule. Les yeux du patient étaient aussi noirs que les miens et je pouvais y lire une grande douleur. Je me suis présenté en tant que résident stagiaire en chirurgie et j’ai vu son visage se détendre. S’exprimant avec un fort accent créole de la Guyane, il m’a présenté son petit-fils qui l’accompagnait et m’a raconté la raison de sa consultation. Ses signes vitaux étaient stables, mais l’examen physique a confirmé un abdomen distendu et sensible. Je lui ai expliqué que son état était critique et qu’il fallait intervenir rapidement pour corriger la torsion de son intestin.

Je reproduis ici sa réponse « au son » : « A suh yuh want mih fuh dead? A kill yuh want kill mih? Ail a mih family dem, dead out in dis place! »

J’ai fait une pause et même si je n’avais pas saisi pas tous les mots, je pouvais clairement interpréter son langage corporel, l’expression de son visage et son indignation. « Non, grandpère, je ne veux pas votre mort », lui ai-je répondu. « Je comprends vos craintes et je veux ce qu’il y a de mieux pour vous. Je sais que vous êtes souffrant. Avec l’intervention proposée, nous pouvons traiter votre douleur et vous donner congé le plus rapidement possible. Sans intervention, j’ai bien peur que les choses n’aillent pas en s’améliorant et si cela s’aggrave, vous pourriez avoir besoin d’une opération d’urgence. »

Nous avons appelé sa fille au téléphone et ensemble nous avons discuté de ses options. Il m’a posé une question que bien des patients nous posent : « Que feriez-vous si j’étais votre grand-père? »

« Grand-père, lui ai-je dit, la meilleure option pour vous est la coloscopie; elle vous éviterait une grande chirurgie. Je vous promets que l’équipe fera tout son possible pour bien prendre soin de vous. »

Le patient a consenti, mais comme son petit-fils n’avait pas le droit de l’accompagner dans la salle d’endoscopie, il était contrarié et appréhensif. Il m’a pris la main, l’a serrée et m’a demandé de rester à ses côtés. C’est ce que j’ai fait. Le brancardier est entré pour venir le chercher, il m’a regardé en souriant et en hochant la tête, hochement de tête que je lui ai retourné, nous sommes partis ensemble vers la salle d’endoscopie : nous devions avoir l’air de trois générations d’une même famille.

Plusieurs messages sont arrivés sur mon téléavertisseur à notre arrivée à la salle d’endoscopie. Le chirurgien était prêt, calme, confiant et rassurant, comme on le devient après des années d’expérience; il a redit au patient que sa situation était critique et que l’intervention était nécessaire.

Alors que l’équipe se préparait à débuter, je me suis éclipsé de la salle pour poursuivre mes activités de la journée, mais un cri m’a arrêté sur le seuil : « Où est le médecin noir!? »

Le patient ne voulait pas que l’intervention débute sans moi. Je suis revenu, je lui ai tendu la main. Il l’a serrée si fort que nos deux mains n’en faisaient plus qu’une. Alors que, vulnérable, il s’abandonnait à la sédation, ses yeux ont continué de chercher intensément les miens et m’imploraient de le protéger. L’intervention s’est déroulée comme prévu et il a pu retourner à la maison comme promis.

Je n’ai jamais été à l’aise qu’on dise de cet homme qu’il était un « patient difficile ». À l’hôpital, les patients sont craintifs, vulnérables et souvent souffrants; il n’est pas étonnant qu’ils se comportent d’une façon que nous ne considérons pas comme tout à fait normale. Lorsque mon regard a plongé dans les yeux de cet homme ce jour-là, je ne voyais pas un patient difficile, je voyais un homme qui exprimait la crainte d’un membre racisé de la société dans un système social qui a souvent délaissé les personnes noires au Canada.

Les personnes noires au Canada sont d’ascendances multiethniques, mais ont en commun l’histoire du colonialisme, de l’esclavage et de la discrimination. Je suis né au Canada parce que ma mère y est arrivée enfant comme réfugiée de l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1970. J’ai hérité du nom de famille Simpson de mon père des suites du colonialisme britannique au Ghana. Nos expériences et celles de nos aînés nous forgent. Les Canadiennes et Canadiens noirs font face à de nombreuses inégalités qui peuvent avoir des répercussions néfastes sur leur santé1 et les usagers racisés des établissements de santé vivent la discrimination liée à la race et à l’ethnicité comme un défi majeur lorsqu’ils ont affaire au système de santé au Canada2.

Ce jour-là, je crois bien avoir rencontré un patient traumatisé et non un patient difficile. Peut-être que la vue de mon visage a été pour lui comme un phare dans la tempête.

« Où est le médecin noir!? »

Je me suis posé la même question en prenant place dans la salle de conférence où tous les résidents de première année de toutes les spécialités chirurgicales se réunissent chaque semaine et où je me suis retrouvé la seule personne noire.

Un Philippin, préposé à l’entretien ménager, avec qui je parle souvent entre les cas au bloc opératoire, est venu vers moi un jour.

« Je travaille ici depuis 30 ans et vous êtes le troisième », a-t-il déclaré.

« Résident noir? », ai-je demandé.

« Noir tout court… chirurgien, interne, résident. Il y a quelques années, il y en a eu 1 de la Jamaïque et avant, il y en a eu 1 du Botswana. Vous êtes le premier Canadien noir que je vois. Je suis vraiment content que vous soyez ici. »

On me félicite quand je circule à l’hôpital. Le personnel infirmier noir (qui est nombreux au centre-ville de Toronto et qui a une riche histoire dans notre pays)3 me sourit. Le personnel noir de l’hôpital me donne de la force d’un signe de la tête, d’un salut de la main ou d’un sourire pour composer avec cet espace que nous avons très peu occupé au fil des ans.

« Où est le médecin noir!? »

Je suis heureux d’avoir été là pour cet homme et son volvulus du sigmoïde ce jour-là. Que serait-il arrivé si la personne avait plutôt eu une fracture de la hanche, une crise cardiaque ou une complication obstétricale? Ce patient s’est exprimé ce jour-là, mais combien gardent le silence? Combien de patients qui « refusent le traitement » ou « quittent contre l’avis du médecin » se posent secrètement cette question en fuyant ce système de santé où ils ne se reconnaissent pas? Comment cette exclusion affecte-t-elle leur santé et en retour leur perception de l’efficacité du système ou le cycle des disparités tourne en rond perpétuellement? C’est ce que je me suis demandé.

Au cours de mes quelques années de résidence, j’ai constaté que les patients noirs qui consultent à l’hôpital ont une pathologie plus avancée que les autres patients non racisés. Ce n’est pas une expérience isolée4. En traumatologie, j’ai vu de jeunes hommes noirs surreprésentés parmi les victimes de violence par arme à feu ou autre. Mais je n’ai pas de statistiques. Comment peut-on dresser un tableau complet de la santé de la population canadienne en détournant le regard de certains de ses éléments? En tant que chercheurs, médecins, penseurs et praticiens, je crois que nous avons la responsabilité d’explorer ces éléments pour mieux comprendre la santé de notre société et améliorer les résultats chez nos patients.

La chirurgie est ce qu’il y a de plus effractif en médecine. Ce n’est ni une modification à l’hygiène de vie, ni un comprimé, ni une intervention que l’on fait en présence des proches. La chirurgie met l’humain en état de grande vulnérabilité. Créer un espace respectueux de la culture et favoriser l’inclusivité devraient faire partie de nos engagements à fournir des soins axés sur les patients.

« Où est le médecin noir!? » Je réponds : « Nous sommes ici! »

Remerciements

À la mémoire de M. Harry « GC White » Moffatt (29 janvier 1932–10 mars 2022). L’auteur remercie la famille Moffatt pour son soutien et sa contribution à cet article. Il remercie aussi sa mère Dolana Mogadime, sa grand-mère Goodie Mogadime (née Tshabalala), son frère Vuka Bondzi-Simpson et sa fiancée Cereise Ross.

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